L’heure d’un premier bilan

Cette chronique devait bien trouver son terme, et il fallait pour cela une date symbolique. Ce sera la fin de la première année de chimiothérapie, le mercredi 1er juin 2011.

C’est aussi l’heure de tirer un premier bilan, un peu plus d’un an après l’exérèse de la tumeur, et un an de traitement.

Ce premier bilan est tout d’abord médical, puisque je viens de passer divers examens : une échographie chez mon gastro-entérologue,  qui s’est fort heureusement révélée négative ; puis un petScan, examen permettant de mettre en évidence l’activité cellulaire cancéreuse. Celui-ci s’avère normal, ce qui est une bonne nouvelle. Mon oncologue revient du congrès mondial de cancérologie, et il m’a fait part d’une étude très récente qui établit que la durée de traitement nécessaire après l’exérèse d’une tumeur à haut risque de récidive devrait passer de 12 à 36 mois. Cela signifie pour moi subir deux nouvelles années d’apathie, de manque d’envies, tant cette chimiothérapie est énergivore en ce qui me concerne. Je dois m’y préparer psychologiquement car j’en éprouve de la désillusion. Je m’étais en effet imaginé, en cette fin d’année de traitement, que tant que je ne connaitrais pas de récidive je retrouverais peut-être un état de forme, et donc un rythme de vie normaux. C’est la perspective de pouvoir reprendre le travail qui s’éloigne également. C’est loin de m’enchanter, mais entre deux maux, il convient de choisir le  moindre. Je sacrifie deux nouvelles années dans l’espoir de limiter le risque de récidive et donc de prolonger mon espérance de vie.

Durant cette période, les problèmes vertébraux et articulaires se sont multipliés, ce qui ne me rassure pas. En une année, j’ai souffert d’une sciatique, d’une lombalgie, d’une névralgie cervico-brachiale (l’équivalent d’une sciatique au niveau du bras), et diverses douleurs articulaires ou musculaires. Certes ce ne sont que des problèmes sans aucune mesure avec le cancer, mais leur fréquence, conduisant à des douleurs plus ou moins prononcées mais quasi permanentes, influent sur le moral et me font m’interroger sur l’avenir : s’agit-il d’une fragilité définitive, d’une usure prématurée de l’organisme, avec laquelle il me faudra donc apprendre à vivre, ou n’est-ce que passager, comme conséquence de l’opération et du traitement ?

C’est également l’heure de faire le point sur le quotidien de l’année passée, les doutes et les craintes, les joies et les peines, l’organisation de la vie courante, les perspectives d’avenir, tout au moins pour le court et moyen terme.

Le quotidien, ce sont les jours sans, jours où l’apathie domine, où l’on n’a goût à rien, où tout indispose, où il faut se faire violence pour entreprendre la moindre activité. Les jours où l’envie est là, mais l’organisme ne suit pas : les activités sont vite fatigantes et il est nécessaire de les entrecouper de périodes de repos. Les jours avec, où l’on peut enchaîner les activités, bien sûr à un rythme modéré, les efforts trop violents étant exclus, sans éprouver de fatigue, qui permettent de reprendre pied dans la réalité d’une vie normale.

Le quotidien, c’est l’asthénie qui conduit à la perte de la curiosité, de l’envie, du désir qui sont les moteurs de l’existence car ils nous poussent à entreprendre. Si je reste actif, c’est parce que je m’impose mécaniquement des activités afin d’éviter le désœuvrement et l’ennui négatif. L’ennui négatif, c’est celui qui ne s’accompagne d’aucune envie. L’ennui, lorsque subsiste l’envie, le désir, pousse au contraire à la créativité ; c’est dans ces moments où le corps paresse et où le cerveau s’agite que l’on conçoit les plus grands projets.

Le quotidien, c’est la succession des phases d’optimisme, pendant lesquelles on bâtit des projets sur le cours ou moyen terme ; des phases de pessimisme pendant lesquelles plus rien n’a d’intérêt ; des phases réalistes pendant lesquelles on perçoit, sans désespoir, que l’on n’a pas et risque fort de ne plus trouver l’énergie nécessaire à la réalisation des beaux projets bâtis lors des phases d’optimisme, et qu’il conviendra plutôt d’apprendre à faire avec le quotidien tel qu’il se présente.

Le quotidien ce sont aussi les quelques rares jours où, suffisamment en forme, il m’arrive de croire que je serai peut-être en mesure de reprendre un jour mon travail. Mais je suis toujours rappelé à une autre réalité dans les jours qui suivent. Le temps en décidera.

Le bilan, il est également physiologique, psychologique et philosophique. Sur le plan physiologique, ce qui illustre le mieux ce qui m’est arrivé, c’est d’imaginer que l’on se lève un matin avec  15 à 20 ans de plus. Avec 15 à 20 ans de plus, on peut continuer à vivre, même correctement, mais on ne le fait pas au même rythme et de la même façon. Il n’y a pas non plus d’adaptation progressive à l’avance de l’âge et ses contraintes : il faut immédiatement apprendre à vivre avec. De nombreuses concessions sont nécessaires. Psychologiquement, la maladie, plus précisément une maladie grave comme le cancer, apporte son lot de questionnements, d’incertitudes, d’angoisses, qu’il nous faut affronter. L’affaiblissement de notre organisme influe aussi sur notre mental, soit directement, notre fonctionnement cérébral étant lui aussi affaibli, soit indirectement, par la façon dont nous abordons et acceptons ou non cette déchéance physique. Une maladie comme le GIST est une maladie chronique, dont il semble qu’on ne puisse se considérer comme guéri. Une récidive est toujours possible, même après une très longue période de rémission. Philosophiquement, surgissent inévitablement des interrogations existentielles, sur notre rapport à la vie, à la mort. Certains sont plus ou moins bien armés face à ces questions, selon qu’ils se sont ou non refusés, consciemment ou inconsciemment, à les aborder. Nombre de prosélytes, profitant de ces moments de faiblesse,  affirmeront la nécessité de se tourner vers la religion pour y trouver des réponses. Pour ma part, après avoir connu une période mystique pendant mon adolescence, je suis devenu athée et n’ai nul besoin de me réfugier dans l’idée d’une éternité paradisiaque future pour supporter ma condition actuelle. J’accepte avec humilité de n’être qu’un organisme biologique dont la durée de vie est éphémère, sans au-delà, qui ne laissera pas d’autres traces que les souvenirs provisoires à ceux dont la vie se poursuivra un peu plus longtemps que la sienne. Ce qui m’importe le plus, c’est la façon dont j’ai conduit ma vie : la satisfaction de l’avoir ou non bien menée, l’état de ma conscience sur le  bien et le mal que j’aurai fait, les souvenirs, bons ou mauvais, que je laisserai aux autres.

Puisse cette chronique, qui m’a aidé à surmonter les moments difficiles en jouant un rôle cathartique et en étant source de motivation, être utile à d’autres qui y trouveront peut-être une partie des réponses aux questions qu’ils se posent.

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