Un tournant

J’ai vécu 48 heures particulièrement éprouvantes en cette mi-décembre, à tel point qu’il m’a fallu recourir à des doses conséquentes d’anxiolytiques et de somnifères pour passer le cap. Mon mi-temps thérapeutique expirant fin février, je devais  effectuer durant cette période ma demande de prolongation de mi-temps en raison d’un délai administratif de deux mois, légèrement prolongé compte-tenu des fêtes de fin d’année. J’ai pris rendez-vous avec mon médecin traitant afin d’obtenir un certificat médical à cette fin. Cette rencontre m’a fait prendre conscience que je n’allais pas bien psychologiquement. J’ai été élevé et éduqué dans des principes selon lesquels le travail est un devoir auquel on ne doit déroger que dans un état d’incapacité physique extrême. A défaut, ce serait perçu comme une forme de désertion. Depuis le début de l’année scolaire j’allais travailler à reculons par crainte de ne pas être en mesure d’assumer correctement mes obligations professionnelles, et d’un imprévu toujours envisageable dans une classe, auquel je ne serais pas en mesure de faire face pour la sécurité des élèves. Tout cela engendre du stress. De plus de nature anxieuse, de tempérament scrupuleux et perfectionniste, je ne sais pas faire les choses à moitié. J’ai l’esprit en permanence préoccupé par tout ce qu’il serait possible et que je devrais faire pour être plus efficace auprès de mes élèves. Mon état de santé ne me permettant pas de m’investir autant que mes scrupules m’y incitent, j’en éprouve de la culpabilité qui engendre elle aussi du stress et va même jusqu’à m’interdire tout dérivatif : je ne sors plus, n’assiste plus à aucun spectacle car je suis trop fatigué après les journées de classe, crains de puiser dans mes réserves les autres jours et de n’être pas disponible dans le cas où je trouverais suffisamment d’énergie pour les préparations.  J’avais de plus en plus souvent recours aux anxiolytiques. Au lieu de voir le travail que j’effectue, je me lamente sur celui que je n’ai pas fait et que j’aurais souhaité avoir fait. Travailler me paralyse, m’empêche de faire d’autres choses. Tout cela j’en ai pris conscience  lors de la discussion avec mon médecin, car l’être humain a cette faculté, à la fois utile et néfaste, de s’adapter à des situations même difficilement supportables. Il faut atteindre le seuil de l’intolérable pour que notre organisme réagisse. Lorsque mon médecin m’a expliqué que la reprise du travail était un réconfort pour beaucoup de personnes, l’activité professionnelle permettant d’échapper à la maladie en évitant l’inactivité source de ressassements sur soi-même, j’ai compris que j’étais dans une situation inverse. Lorsque je suis chez moi, mes nombreux centres d’intérêts me permettent de ne pas rester  désœuvré. Je peux faire mes activités à mon rythme, et comme j’ai accepté ma maladie et les contraintes qu’elle m’impose, je conçois de ne pas être en mesure de tout faire au moment où je le voudrais en raison du besoin de me reposer. Je me dis qu’il y aura des jours meilleurs. A l’inverse le stress engendré par mon activité professionnelle me renvoie à ma maladie : il ne me permet pas de me soigner dans de bonnes conditions, et j’ai même le sentiment qu’il contribue à l’aggraver. Il m’arrivait parfois d’avoir certaines pensées morbides telles que « mieux vaut être mort que vivre ainsi », auxquelles je ne voulais pas prêter véritablement attention parce qu’elles étaient fugaces ; elles retentissent aujourd’hui comme des signaux d’alarme que je n’avais pas voulu prendre en compte. Je glissais insidieusement vers la dépression.

J’ai dans un premier temps envisagé de demander un replacement en congé longue maladie à l’issue du mi-temps thérapeutique, mais l’administration a jugé cette démarche illogique. Mon replacement en congé longue maladie doit résulter d’une incapacité de travailler. J’ai donc demandé un arrêt de travail à mon médecin traitant. Cette décision m’a également aidé à comprendre à quel point je n’avais plus aucun recul par rapport à mon activité professionnelle : d’une part elle m’a mis dans un terrible état d’anxiété en faisant naître un sentiment de culpabilité qui m’a tenaillé pendant deux jours avant que je prenne conscience de son irrationalité ; d’autre part il était effectivement illogique que j’attende la fin du mi-temps thérapeutique pour reprendre un congé, car je n’étais psychologiquement pas en mesure d’assumer mon travail. Après quelques jours j’ai retrouvé la sérénité qui me faisait défaut et me suis senti libéré.  J’ai dans le même temps demandé un nouveau rendez-vous auprès du médecin conseil de mon administration afin d’envisager avec lui ma situation future.

Durant cette période mes enfants m’ont profondément déstabilisé et fait souffrir sans le percevoir. Un week-end où ils n’étaient de passage que pour un court moment en raison d’examens à préparer, je leur expliquai ma difficulté à retravailler et ma recherche d’une solution  me permettant de parvenir à la retraite proche soit en bénéficiant d’un congé longue durée, soit par un aménagement de mes conditions de travail. Les quolibets ont alors fusé : comment imaginer un seul instant que l’on m’octroierait un congé au-delà de la période de chimiothérapie alors que mon état de santé est loin d’être sérieux et inquiétant comparé à d’autres, le cancer étant, selon eux, devenu une maladie courante et quasiment bénigne ! Ils ont fait naître un insoutenable sentiment de culpabilité balayant la sérénité retrouvée depuis peu. J’ai passé une nuit exécrable, traversée de pensées morbides, me fustigeant d’oser prétendre à des congés maladie qui s’apparenteraient à de la désertion, submergé par un conflit intérieur entre le devoir de travailler et l’incapacité à le faire sans ruiner ma santé. J’ai replongé dans les médicaments psychotropes dont j’avais réussi à me passer.

Les résultats de mon analyse sanguine du 16 décembre font enfin état d’un redressement du taux de globules blancs. Je peux reprendre le traitement après 5 semaines d’interruption.

Nouvelle visite chez le gastro-entérologue ce lundi 20 décembre. Je m’étais préparé à toute éventuelle  mauvaise nouvelle, compte-tenu de la diminution importante du dosage du Glivec, et de la longue interruption de traitement. Heureusement l’échographie n’a rien révélé. Voilà encore quelques mois de gagnés !

La vague de froid qui s’est installée sur la France depuis plusieurs semaines n’incite pas aux activités extérieures, ni au bricolage qui nécessite de séjourner au sous-sol, transformé en atelier, dont la température est bien trop froide. Je suis reclus à l’intérieur de la maison que je ne quitte que par nécessité. Depuis que je suis de nouveau en arrêt de travail mon esprit s’aventure à  des projets. Si je suis contraint de prendre ma retraite d’enseignant  le plus rapidement possible en raison de l’impossibilité de concilier la maladie avec les exigences de ce métier, il me faudra sans doute trouver des sources complémentaires de revenus faute d’un niveau de pension suffisant compte-tenu des contraintes financières liées aux études des enfants. J’envisage donc de me constituer en auto-entrepreneur dès la retraite en proposant divers services : cours scolaires particuliers, formations informatiques, réalisation de sites Web. J’étais autrefois un passionné d’informatique dont j’ai accompagné de près l’évolution. J’ai débuté l’apprentissage de la programmation sur des  machines à calculer programmables en langage machine avant de passer aux premiers micro-ordinateurs familiaux qui ont précédé l’avènement des PC. J’y ai consacré des jours et des nuits entières ― la programmation est dévoratrice de temps ― réalisant notamment des logiciels utiles à mon activité professionnelle, avant de l’abandonner depuis une quinzaine d’années tant il était devenu difficile de concilier activité professionnelle et vie familiale avec cette passion. J’ai entrepris de me plonger dans l’apprentissage de tout ce qui est nécessaire à la réalisation de sites Web structurés au design personnalisé. Je ne vois pas le temps passer et ne quitte plus mon ordinateur à tel point que j’ai délaissé la musique et ai lâchement laissé Christiane s’occuper seule des tâches ménagères pourtant bien alourdies en raison de la présence à la maison de nos trois enfants pour les vacances  de fin d’année. J’en éprouve quelques scrupules mais cette occupation est si prenante qu’elle fait tout oublier. Voilà la raison principale qui m’avait fait abandonner la programmation.

Les fêtes de fin d’année ont été gâchées par un virus qui a terrassé une partie de la famille. J’ai dû recourir au paracétamol, peu recommandé avec mon traitement, pour réduire la fièvre avec son lot de maux de tête et de courbatures.  Je souffre également d’une vilaine toux sèche au niveau des bronches, rendant la respiration difficile au moindre effort. Je  n’ai pratiquement rien pu faire pendant une semaine. Mes occupations informatiques du moment sont particulièrement adaptées à mon état grippal, en occupant les périodes de moindre fièvre lors desquelles, tandis que le corps n’est pas en mesure de supporter le moindre effort physique, l’esprit est, lui, suffisamment alerte.

Alors que la fièvre et les autres symptômes s’atténuent au fil des jours, je décide de consulter mon médecin traitant en raison de la toux persistante me faisant craindre des complications. Celui-ci me prescrit des antibiotiques et me recommande d’expliquer à mes enfants, qui étaient sans doute les vecteurs du virus puisqu’ils m’ont précédé dans la maladie, de prendre des précautions particulières en raison de l’affaiblissement de mon organisme qui me rend plus vulnérable aux infections. Je ne vois pas bien comment cela pourrait être très concrètement réalisable, mais je vois là l’occasion, en rapportant les propos du médecin, de démontrer à mes enfants que mon cancer et le traitement qui l’accompagne ne sont pas si anodins. Mal m’en a pris, car cela a conduit à une altercation avec l’un d’eux, qui reste persuadé que mon incapacité à reprendre mon travail d’enseignant n’est que d’ordre psychologique. Je suis furieux et décide de ne plus jamais évoquer mon état de santé avec eux. Cela me rend d’autant plus amer que je ne suis pas d’un naturel à me lamenter, et ne me plains généralement pas. Cette incompréhension de la part des proches dont on attend au contraire un minimum de sollicitude et de soutien  est dévastatrice. Je le surmonte en choisissant le repli sur moi et médite la liste des « sujets qui fâchent » qu’il conviendra de ne plus aborder.  Que l’on se sent seul dans ces moments difficiles, douloureux, où l’on a le sentiment de ne pouvoir compter que sur soi-même !  L’écriture est une aide, une catharsis. Le papier et le stylo deviennent les interlocuteurs empathiques qui me font défaut. Entre l’excès de ceux qui louent ma force d’aborder ma maladie de façon aussi désinvolte et l’excès de ceux qui la réduisent à un épisode bénin, j’aimerais trouver le discernement permettant des discussions plus rationnelles.

Cela fait maintenant plus d’une semaine que j’ai commencé à ressentir les premiers symptômes du virus, et si la fièvre semble être totalement tombée, je suis encore gêné au niveau de la sphère ORL. J’ai tenté de reprendre un peu d’activité physique, exclusivement en entraînement cardio-vasculaire au vélo d’appartement et au rameur le premier jour, en introduisant de la musculation douce le second. Mais cette seconde séance m’a fatigué au point de devoir me reposer et dormir. Le virus a anéanti les quelques capacités physiques que j’avais laborieusement reconstituées lors des grandes vacances. Il me faut accepter de repartir de zéro, mais cela ne m’inquiète pas : je ne vise pas la réalisation d’une performance, mais simplement de retrouver une forme physique suffisante permettant de m’assurer un bon confort de vie. Mon expérience sportive des grandes vacances m’a par ailleurs aguerri ;  elle me permet d’accepter plus facilement cette défaillance physique. Je sais qu’elle n’est que passagère et qu’avec le temps, la patience et l’effort régulier je parviendrai à retrouver un bon état de forme. Etablir un plan d’exercices d’entraînement progressif me fournit même matière à motivation : je consacrerai une partie de mon temps libre à me reconstruire physiquement, ce qui contribue également à me reconstruire psychologiquement.

J’ai de nouveau rencontré le médecin conseil de mon administration. Il s’est montré compréhensif et rassurant, me proposant de demander mon replacement en congé longue maladie et d’évaluer  à la fin de cette nouvelle période si je me sens ou non en mesure de reprendre mon travail dans une classe. Dans la négative il me sera toujours possible de demander une prolongation de congé, ma situation de fin de carrière ne justifiant pas la nécessité de m’inciter à retrouver des capacités de travail. Je vais donc pouvoir consacrer tout mon temps à ma reconstruction physique et psychologique. Il me faut notamment « travailler » ma faculté de résistance au stress. Mon métier était en effet devenu beaucoup trop anxiogène ces derniers temps, à tel point qu’il m’arrivait parfois de ne plus être en mesure de prendre de recul dans les situations de la vie courante : je me projetais dans toute situation au point d’en éprouver, d’en ressentir toutes les émotions même lorsque je n’étais pas directement concerné.

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Source: http://www.de-bric-et-de-broc.fr